lundi 6 mars 2006

L'Editorial d'Alexandre Vatimbella. Patriotisme économique et construction européenne

Un champion mondial sera toujours plus actif dans son pays d’origine dans les domaines de l’emploi, de l’investissement, et des participations à la vie économique en tout genre sans parler de son tribut fiscal. Voilà un constat économique et social bien dérangeant pour les tenants du néo-libéralisme le plus débridé et d’une mondialisation sans contrôle. C’est dans ce cadre qu’il faut apprécier ce nouveau terme contesté et contestable du « patriotisme économique » martelé par notre Premier Ministre, Dominique de Villepin.

Voici peu, il y a eu Pechiney. Il y a maintenant Arcelor et Suez. Les achats d’entreprises françaises (ou pseudo-françaises comme Arcelor) ont fait (re)naître un protectionnisme de nos entreprises habillé à la va-vite d’un habit honorable et présentable, le « patriotisme économique ». Au temps de la mondialisation, est-ce bien raisonnable ? D’autant que toutes les grandes entreprises – et plus particulièrement les françaises – sont largement mondialisées au niveau de leur actionnariat mais aussi de leurs marchés. L’Oréal ne réalise plus que 12 % de ses ventes en France et les deux tiers des profits de Renault viennent de sa filiale Nissan et une autre partie de ses ventes à l’étranger. Quant à Total, le groupe pétrolier ne réalisé que 5 % de ses mirifiques douze milliards d’euros de profits dans l’hexagone.

Pourtant, la nationalité et la localisation d’une entreprise sont loin d’être anecdotiques. Ainsi, Total, L’Oréal et Renault emploient un nombre de salariés en France sans commune mesure avec leurs chiffres d’affaires et leurs bénéfices sur le territoire national. De même, leurs investissements en France sont plus importants que leurs parts de marché ainsi que les impôts que ces sociétés payent au fisc. A l’inverse, le passage de Pechiney dans le giron d’Alcan a eu comme conséquence la disparition du siège social et la fermeture d’usines en France. Ce démantèlement d’un des fleurons industriels français s’est fait exclusivement au profit de son nouveau propriétaire canadien.

Une étude récente d’un économiste indien, Tarun Khanna montre que la nationalité et la localisation d’une société jouent toujours en faveur du pays d’origine. Pour lui, « Les entreprises qui s’identifient fortement avec un pays particulier, trouvent plus souvent leur intérêt d’investir pour le bien-être de ce pays. » Il note ainsi que les investissements en infrastructures sont, par exemple, très importants dans le pays d’origine alors qu’ils sont carrément nuls dans les pays étrangers où ces entreprises travaillent. « La nationalité d’une société, explique-t-il, a des implication pratiques importantes. L’affaire Mittal-Arcelor est seulement le cas le plus emblématique d’une multinationale issue des marchés émergents tentant de s’approprier une société occidentale. Lorsque les protectionnistes affirment que la nationalité d’une société est important, leurs motifs cachés ne doit pas masquer le point crucial qui est correct : l’origine nationale d’une société compte vraiment. »

Tarun Khanna prend comme cas d’espèce la société informatique indienne Infosys : « Le géant indien du software est un des pilotes majeurs du succès de l’économie indienne. (…) Il a investi considérablement pour promouvoir l’image de l’Inde en sponsorisant notamment la campagne « India Everywhere » que l’on a vu lors du forum économique de Davos et qui vantait la démocratie indienne et les studios de cinéma de Bollywood. Il est difficile d’imaginer IBM, malgré sa forte présence en Inde, subventionner ce genre de campagne. Pour Infosys, l’histoire de l’Inde fait partie de l’éthique de ses fondateurs. L’opinion des Occidentaux sur l’Inde dépendra de comment ils apprécient les valeurs d’Infosys, valeurs qui seraient en danger si IBM s’emparait de la société indienne. De même, le fait que Bangalore possède un aéroport international est d’un grand intérêt pour Infosys, pas pour IBM. »

Comment, dès lors, concilier mondialisation nécessaire et la défense de nos champions industriels sans faire rimer cette défense avec un « patriotisme économique » au goût puissant de protectionnisme ?

La première réponse est dans l’innovation. Qu’une entreprise change de mains, quoi de plus normal dans une économie mondiale ouverte et voulue depuis des lustres par les Occidentaux. Ce qui l’est moins, c’est que cette entreprise n’est pratiquement plus remplacée faute de l’émergence d’un nouveau champion. A l’inverse des Etats-Unis, aucune PME n’est devenue un champion mondial dans les dernières décennies en France et en Europe. Il faut absolument créer les conditions de la relève au niveau entrepreneurial.

La deuxième réponse est de verrouiller le capital des entreprises au niveau national. De même, il faut éviter une trop grande dispersion de ce capital ce qui rend souvent ces entreprises facilement opéables.

Une troisième réponse pourrait être de mieux traiter les actionnaires en leur versant plus de dividendes afin de les décourager de vendre leurs actions et de prendre un bénéfice immédiat. C’est la tendance actuelle de beaucoup de grosses entreprises dans le monde afin de constituer des pactes d’actionnaires forts et une fidélisation des petits actionnaires. Total a ainsi reversé à ses actionnaires 35 milliards d’euros ces dernières années ! Est-ce la panacée au moment où nous avons besoin que les entreprises investissent plus ? De même, cette dernière mesure semble se faire souvent au détriment du développement des activités des entreprises et donc de la croissance économique et de l’emploi.

Mais si ces mesures semblent judicieuses, la seule vraie réponse se trouve évidemment dans l’Europe. Le patriotisme économique n’a de sens que dans la constitution de champions européens puissants dans le cadre d’une économie européenne de plus en plus intégrée. De ce point de vue, le non au référendum et la lente décrépitude de la construction européenne qui s’en est suivie ne sont pas de bonne augure pour ce qui est en train de se passer devant nos yeux. Si les Européens s’entredéchirent sur des questions aussi importantes et stratégiques que l’énergie, il est probable que, non seulement, ils soient les grands perdants de ces guéguerres mais que les grands gagnants soient nos concurrents mondiaux. Quand Krupp s’allie avec Mittal pour démembrer son concurrent européen Arcelor, quand le gouvernement français donne l’ordre à GDF de s’unir avec Suez pour empêcher le groupe italien Enel de bâtir un leader européen, quand le gouvernement espagnol s’inquiète de la volonté de l’allemand E.On de racheter Endesa, on se demande où est passé l’Europe. Sans doute dans le « plan B » !...

Que ce soit en Chine, en Inde, au Mexique, au Chili, au Brésil, en Corée et ailleurs, des multinationales sont en train de naître et de monter en puissance. Il serait dérisoire de croire que l’on peut endiguer ce mouvement rien qu’en faisant appel au patriotisme. La réponse ne peut être défensive : elle doit être offensive. Et la seule marge de manœuvre réellement offensive des Européens, c’est une économie européenne de plus en plus intégrée dans un univers politique et social de plus en plus convergent dans les vingt-cinq pays de l’Union.

Les tenants du « non » au Traité Constitutionnel ont voulu faire sortir l’Europe du champ politique. Que ce soit par la porte, la fenêtre ou la cheminée, elle reviendra dans la maison commune. Alors, autant préparer au plus vite, le retour de la fille prodigue. Il en va de notre avenir.


Alexandre Vatimbella