vendredi 9 juin 2006

L'Editorial d'Alexandre Vatimbella. Refus du réel, réformisme et conservatisme : changer le monde sans changer de monde

L’art du politique, c’est de concilier le désirable avec le possible.
(Aristide Briand)


Dans sa fable intitulée « Les quatre réformateurs », l’auteur de « L’Ile au Trésor » et de « Doctor Jekyll and Mister Hyde, Robert Louis Stevenson, conclut que pour réformer réellement le monde, il faudrait supprimer… l’humanité ! On le voit, le débat sur la difficulté de la réforme en politique ne date pas d’aujourd’hui et, au risque de détruire des images d’Epinal sur la « permanence » supposée des temps anciens et l’immobilisme de leurs dirigeants, la volonté de réformer a toujours existé. Rappelons, par exemple, que Richelieu se heurta à de multiples oppositions lorsqu’il voulut dépoussiérer l’Etat français en profondeur ce qui laissa inachevée sa volonté d’édifier une machine administrative moderne.

Au vu de l’impossibilité de cette action radicale prônée par l’écrivain écossais qui, il faut en convenir, éviterait bien des blocages, nous devons nous questionner sur ce qu’est la réforme, sur sa nature, sur sa nécessité sociale, sur sa réalité. Mais nous devons aussi nous interroger sur le fondement même de la légitimité de la réforme. Plus important, la réforme n’est pas la solution miracle. Ainsi, réformer n’est pas un bien en soi et conserver n’est pas une tare rédhibitoire.

Ce constat banal et de bon sens implique que nous répondions à cette question : que faut-il réformer et que faut-il conserver ? Qu’est-ce qui doit être changement et qu’est-ce qui doit être permanence ? Le manque de réflexion globale des politiques à ce sujet amène actuellement à des situations explosives. Et pour tenter de les désamorcer, fleurit, de tous côtés, une démagogie qui s’apparente à une lâcheté qui, tôt ou tard, mène à des impasses.

Tout cela parce qu’il ne faudrait pas effaroucher les Français qui seraient, soi-disant, viscéralement contre la réforme et génétiquement incapables de regarder en face et lucidement la situation de leur pays. On ne peut nier, c’est vrai, que les Français sont souvent dans le déni du réel en adoptant des comportements que l’on peut qualifier parfois d’aberrants. Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002 (et il faut l’espérer, pas à celle de 2007 !), le non à la constitution européenne, la mobilisation contre le CPE sont autant de manifestations d’une résistance au changement et du refus du monde qui nous entoure.

Cependant, dans une sorte de schizophrénie collective, un récent sondage montre que les Français sont très majoritairement conscients qu’il faut réformer. 93 % estiment même que les réformes sont urgentes ! Mais dans quel sens voient-ils ces réformes ? Tout est là. Reconnaître qu’il faut plus de flexibilité dans le monde du travail est courageux et responsable. Demander que toutes les protections sociales soient conservées voire augmentées laisse plus dubitatif.

Quoiqu’il en soit, cet apparent paradoxe mérite d’être pris en compte car, dans notre démocratie moderne, il ne suffit plus que le gouvernement gouverne et le parlement vote la loi, il faut aussi tenir compte de l’opinion publique et, surtout, de son évolution quasiment au jour le jour qui peut être déroutante. Est-ce un bien ou un mal ? Tout dépend de la réelle profondeur de ces mouvements d’opinion et de l’état d’information des citoyens lorsqu’ils s’expriment sur tel ou tel sujet.

Cette mise sous tutelle, voire cette neutralisation, de la décision politique par l’opinion publique peut être dangereuse puisqu’elle est susceptible d’engager, à la fois, le présent du pays et son avenir. Elle l’est d’autant plus que l’opinion publique peut s’exprimer sans aucune retenue puisque, comme nous ne sommes pas dans un système de démocratie directe, elle est par définition irresponsable, son pouvoir n’étant pas institutionnalisé. Sa responsabilité éventuelle ne sera engagée que devant l’Histoire. Autant dire qu’il sera trop tard pour éviter ses possibles conséquences négatives…

Les citoyens sont aujourd’hui attachés à un confort où les clivages droite-gauche ne jouent pas pour les séparer sur ce terrain. Peu de gens veulent en effet moins de protection sociale, moins de sécurité, moins de guichets à la poste, etc. Nous sommes dans une société où la demande de sécurité et d’assistanat est d’autant plus importante que l’offre est plus importante qu’auparavant grâce au formidable enrichissement de nos sociétés.

Revenir en arrière ou tout simplement figer les choses semblent impossible. D’autant que les gens n’ont plus confiance en l’avenir. Si demain n’est pas meilleur qu’aujourd’hui, pourquoi prendre des risques ? Il s’agit donc, pour réformer, de proposer une alternative et une vraie espérance. Mais, devant tant d’espoirs déçus, il est sûr que les citoyens ne sont pas prêts à se lancer dans le vide sans que les résultats précèdent leur changement de vision et l’évolution de leur position. C’est donc à une certaine quadrature du cercle que nous sommes confrontés…

L’absolue nécessité de la reconnaissance du réel
Mais revenons au réel. Pour pouvoir agir efficacement, le politique doit reconnaître son existence. Une de ses missions est de partager ce savoir sur le réel avec la population. Ce partage est une part importante de sa responsabilité politique. Il doit aussi savoir et faire savoir ce qui est modifiable de ce qui ne l’est pas.

Ce réel se confronte d’abord aux demandes des citoyens. Celles-ci sont évidemment paradoxales et contradictoires. Chaque électeur demande plus pour lui et moins pour les autres avec des exigences inconciliables (plus de services publics et moins d’impôts, par exemple).

Ce réel se confronte ensuite aux promesses des politiques, promesses faites en réponses à ces demandes. Promesses qui peuvent être sincères mais qui ont aussi pour but de fidéliser une clientèle en la flattant et ce, au-delà de toute innovation et, plus grave, de toute responsabilité. Cette façon d’agir se retrouve aussi dans les médias. Alors que les politiques devraient former les citoyens et les journalistes les informer, on se retrouve devant une configuration avant tout « clientéliste » : les politiques parlent à des électeurs, les journalistes à des lecteurs. Le lien n’est pas civique mais commercial. Dès lors, « vendre sa soupe » est plus important que d’éveiller une conscience politique.

Ce réel se confronte aussi aux possibilités des politiques, à leur capacités et leurs marges de manœuvres pour agir sur ce réel et le modifier par rapport à la demande de leurs électeurs.

Enfin, ce réel se confronte à la transcendance. Car la politique doit également insuffler un idéal et donner de l’espoir (à ne pas confondre avec la démagogie !). Cette dimension – ajoutée aux mythes et aux rituels nécessaires à la cohésion sociale – vient souvent (mais pas toujours) en contradiction avec le réel. Nous avons besoin de mythes fondateurs, de rêves d’espérance. Nous avons besoin de transcendance. C’est ce qui nous fait agir, nous, les êtres humains.

C’est pourquoi il est urgent, entre le principe de réalité, les demandes des électeurs et les promesses des politiques, de trouver un dénominateur commun pour que les promesses s’inspirent du principe de réalité ainsi que les demandes – souvent contradictoires – des électeurs.

Pour un « idéal pragmatique », moteur de l’action
Ce dénominateur commun, que l’on pourrait appeler un « idéal pragmatique », doit être élaboré démocratiquement. Il doit prendre en compte le réel en essayant de remédier aux dysfonctionnements de la société par des améliorations et, quand c’est possible, par des réformes. De même, il doit s’attacher à préserver du mieux possible ce qui fait consensus avec le soucis constant de demeurer dans la réalité. Pour appliquer les mesures qui en résulteront avec le moins de démagogie possible, il faut des politiques courageux et responsables. Alors, et seulement alors, le cercle pourra redevenir un cercle vertueux !

En résumé, pour savoir ce que nous pouvons réellement réformer, ce que nous devons changer et ce que nous devons garder, nous devons constamment en revenir au réel. Néanmoins, toute politique cohérente et réaliste, mêlant le plus efficacement possible conservatisme et réformisme, doit prendre en compte l’aspiration humaine à la transcendance, aspiration qui permet de réunir les énergies et d’avancer. Il faut donc poser toutes les questions sur la place publique avant de dégager un consensus.

Cependant, tant que les politiques ne s’appuieront pas sur le réel et n’en feront pas un élément central de leur action politique, il ne peut y avoir de politique efficace. Cela ne signifie pas qu’il faille complètement évacuer la part de rêve de la politique. Mais ce rêve ne peut remplacer la réalité au risque de provoquer de graves crises à périodes répétées.

In fine, au-delà du constat de ce monde, au-delà de la pensée politique, il y a l’action. Car, quel que soit le constat, quel que soit l’idéal, ceux-ci doivent se matérialiser dans l’action qui tendra vers l’idéal contre le constat – mais pas sans l’avoir fait - parce que la politique, c’est se confronter au réel afin de l’améliorer par rapport à son idéal. Et ce, quel que soit le résultat de l’action.

Cette action politique doit permette de bien gouverner. Et bien gouverner, c’est avoir des valeurs et prendre en compte la réalité pour agir avec les unes sur l’autre.

L’action politique véritablement efficace est un mélange étudié de réformes et de conservation dans le cadre d’une analyse du réel et de sa prise en compte. Parce que le monde est permanence, parce que le monde est changement, parce que le monde est tel qu’il est. Cette vision de l’action politique peut sembler manquer de panache mais elle est la plus courageuse. Point de rhétorique mensongère, point de promesses intenables, point de populisme enflammant. Non, juste une volonté de bien gouverner pour le bien de tous. Y a-t-il un politique prêt à relever ce défi du courage et de la volonté ?

La réalité ne s’enferme pas, en effet, dans les promesses. Dès lors, il faut s’interroger sur les programmes politiques électoraux. Promettre des choses intenables peut éveiller une dynamique. Cependant, celle-ci retombe très vite et alimente le ressentiment des citoyens et leurs visions du « tous menteurs » et « tous pourris ». Ne vaut-il pas mieux définir une ligne de conduite s’appuyant sur des valeurs fortes et une morale politique, ligne de conduite qui peut alors se confronter à la réalité et à ses fluctuations sans manquer à sa parole ? Une ligne de conduite qui pourrait prendre comme formule celle, fameuse, du président américain Andrew Jackson, « Droits égaux pour tous, privilèges pour personne ».

Nous serions alors dans la revalorisation du politique et dans l’action politique courageuse. Car, comme l’écrit le philosophe Clément Rosset, « Il est beaucoup plus difficile – et surtout plus courageux – d’améliorer le monde que de le jeter, tout entier, aux cabinets ». Et ne serait-ce pas une bonne manière de réconcilier les Français avec le politique ?!



Alexandre Vatimbella