vendredi 24 avril 2020

Une Semaine en Centrisme. Le «monde d’après» selon François Bayrou

François Bayrou
Voilà comment François Bayrou, au fil des entretiens et des déclarations envisagent l’après-covid19.
Pour lui, «Les conséquences de la crise sont si lourdes que le statu quo sera impossible».
Ainsi:
«Ce drame va changer notre perception du monde. On apprend que les frontières n’existent pas. Que nous sommes une seule humanité, menacée par une seule épidémie, et que notre mode d’organisation nous a rendus plus fragiles. Nous ne produisons pas nous-mêmes les éléments de notre protection. Notre indépendance et notre sécurité collective sont mises en cause. Nous devons retrouver cette maîtrise, ce que je traduisais il y a des années par le «produire en France, produire en Europe».
De plus, si «nous sortons de décennies qui avaient de graves problèmes économiques et sociaux», elles «n’avaient pas à affronter au sens propre les questions de vie ou de mort».
Dès lors, «dans ces moments, les choses changent de nature» et les questions de vie ou de mort nécessitent une capacité de gravité personnelle» qu’«il nous faut réapprendre».
Il estime ainsi que:
«La crise que nous vivons ébranle en profondeur les piliers de notre vie en commun. Beaucoup pensent que très vite, on recommencera comme avant. Je n’en crois rien. L’après sera très long. Cette crise sera d’une gravité et d’une ampleur jamais rencontrées: crise sans précédent, économique, sociale, peut-être démocratique. L’axe de l’accélération constante des échanges internationaux va être évidemment remis en cause. La question du nouveau modèle se posera nécessairement. De cet énorme bouleversement doit sortir un nouveau monde. Dans ce monde, on devra lire à nouveau les principes qui nous font vivre ensemble, un certain idéal de justice et d’humanité.»
«Ce que je crois, ajoute-t-il, c'est que ce que nous allons vivre est absolument sans précédent, inédit et, de ce fait, évidemment à la fois inquiétant, offrant des chances que, pour l'instant, nous n'avons jamais su saisir de remise en cause de tout ce qui nous freine et nous bloque dans la société française, offrant des chances, mais aussi présentant d'immenses risques.»
«C'est une crise, selon lui, qui va nous obliger à réfléchir, et réfléchir dans les grandes largeurs. Voilà que les plus grandes organisations du monde, le marché mondial, le marché commercial, les multinationales, tout cela est paralysé par le plus petit organisme que le vivant connaisse: un virus. La taille d'un virus, c'est un millième de millimètres divisés par quelque 10e. Et donc c'est un organisme que, comme vous savez, on ne voit même pas au microscope, il faut des microscopes particuliers électroniques pour les voir. Cela dit quelque chose du rapport entre l'homme, la nature, ce qu'on doit en attendre. Cela dit beaucoup du rapport entre les hommes eux-mêmes et cela dit beaucoup de l'organisation de nos sociétés ou plutôt de l'absence d'organisation de nos sociétés en face du nouveau, de l'imprévu; de l'inédit et parfois de l'inimaginable.»
Et de poursuivre:
«Je ne crois pas que ce que nous allons vivre à la sortie ou pendant les longs mois de sortie de cette immense crise ressemble à ce que nous avons connu avant. Il y a beaucoup de monde qui croit que l’on va reprendre les choses comme avant. Moi, je ne le crois pas.
Selon lui, «cette crise est d'une dimension sans précédent».
«Elle va entraîner pour le pays, tous les pays européens, du monde occidental et de la planète entière, des difficultés économiques dont nous n'avons même pas idée et donc des difficultés sociales auxquelles il faudra faire face, ajoute-t-il. C'est à cela que le monde de la responsabilité politique doit se préparer. C'est cela qui m'intéresse.»

Mais la construction d’un monde nouveau, si elle est nécessaire devra attendre car, selon lui, lors de la sortie de crise, on sera «dans l'urgence»:
«Ce que nous avons à vivre, ce que nous avons à faire là, les décisions à prendre, la volonté de regarder l'avenir, de poser de nouveaux principes, cela s'impose à toute réflexion que l'on menait avant cette crise. On les reprendra les réflexions, et peut-être sur des bases nouvelles. Mais ce qu'il faut aujourd'hui, c'est parer à cette urgence qui fait que la société française est en danger et les plus fragiles sont naturellement en première ligne.»
Ce qu’il craint, c’est une rapide crise sociale:
«Le risque d’explosion est réel. Je ne connais pas de crise sans secousses ni violences.»
Evidement, il «souhaite que nous l'évitions», mais pense:
«Que l'enchaînement crise sanitaire/crise économique/crise sociale/crise démocratique est un enchaînement dont l'histoire a montré qu'il était logique. (…) Je décris un enchaînement dont quiconque a un peu ouvert les yeux sur l'histoire connaît le caractère menaçant. Je regarde cela avec précision et, oui, je pense qu'il existe un risque.
Reste que c’est bien l’économie qui sera au cœur des décisions urgentes à prendre et celles qui sont déjà prises:
«La crise économique dans laquelle nous allons entrer, c'est la plus grave que l'on n’ait jamais vécue, elle est plus grave à mon avis que celle de la fin des années 30 en 1929. C'est une crise qui va avoir des conséquences sociales très importantes pour les entreprises et l'État a raison de tout faire pour les sauver, pour mettre les entreprises à l'abri de l’effondrement qui risquerait de ruiner l'ensemble du pays.»

François Bayrou estime également que le politique et les pouvoirs publics ne sont plus capables de penser le monde au-delà du quotidien et de la tyrannie du présent que nous impose notre monde de l’information instantané et de l’impatience des peuples:
«Que nous manque-t-il le plus en France? Si j'essaie de regarder les 30 ou 40 dernières années, durant lesquelles tous les courants politiques se sont succédé au pouvoir, qu'est-ce qui nous manque le plus? C'est la faculté de construire des stratégies nationales à long terme. Selon moi, nous devons songer à bâtir ou rebâtir une organisation qui, à mon sens, doit rendre compte au Président de la République, car c'est lui qui a la responsabilité du destin de la Nation, et se fixer comme mission de regarder ce qui pourrait arriver et qui serait difficile, inquiétant, qui poserait problème à la Nation, pour proposer des pistes d'organisation et de réponse»
Et de poursuivre:
«Pour moi c'est très clair, nous avons une organisation politique et administrative qui a perdu depuis des décennies l'habitude de la prévision et de la stratégie. Nous réfléchissons en termes de quelques mois, parfois de quelques jours et parfois de quelques heures dans des réactions extrêmement rapides destinées à répondre au mouvement de l'opinion publique et nous avons perdu la vision du long terme et du moyen terme.»
C’est pourquoi il plaide pour une sorte de recréation du Commissariat au Plan, même s’il se défend de vouloir organiser le pays d’en-haut, afin de faire de la prospective à grande échelle et de proposer des solutions au politique:
«Une des faiblesses  de l'organisation du pouvoir en France, c'est que nous n'avons pas de structure qui soit suffisamment prise en compte et respectée pour essayer d'imaginer ce que l'avenir pourrait être, essayer d'imaginer les crises que l’on a rencontrées. Par exemple, sur cette épidémie-là, il y a eu un Livre Blanc de la défense à la fin des années 2000 qui envisageait très clairement, quasiment dans les propres termes que ce que nous avons vécu, une épidémie virale qui pourrait toucher la population. Bon, c'est écrit dans un Livre Blanc et plus personne n’y a fait attention. Or, l'idée que l'on devrait avoir dans un pays comme le nôtre une organisation, y compris n'étant pas sous les ordres du gouvernement – j'ai proposé qu'elle soit auprès du Président de la République car c'est lui qui a l'avenir en charge, en tout cas celui qui a la fonction qui a le plus l'avenir en charge – que l'on ait une mission qui soit chargée de réfléchir non pas en termes de jours, comme on le fait dans la communication habituelle, ni en termes de semaines, ou de mois, mais en termes d'années et de décennies pour dessiner les risques que nous allons rencontrer, cette organisation n'existe pas en France, elle avait existé après la guerre, c'était au fond le rôle de ce que l'on appelait le Commissariat au Plan. (…) Je ne dis pas que c'est la planification, c'est la réflexion partagée sur les risques et les chances que l'avenir nous offre. Et donc, cette réflexion qui n'est pas dans les habitudes françaises, vous voyez bien comment cela fonctionne, y compris grâce à vous ou à cause de vous. On fonctionne de l’heure à l'heure ou de la minute à la minute, ce sont des réactions immédiates, mais il n'y a pas cette manière d'envisager l'avenir sur le plus long terme, une manière de mobiliser les énergies, une manière de dire: Voyons, si cette hypothèse se vérifie, si ce risque se produit, que fait-on? Et avoir en effet des plans de mobilisation. Si cela avait été le cas, alors on se serait trouvé dans une situation tout à fait différente dans laquelle on aurait dit: Il y a des secteurs de production qui sont cruciaux pour notre santé, des médicaments que l'on doit fabriquer chez nous, des équipements que l'on doit produire chez nous. Regardez, par exemple dans un très grand nombre d'établissements, on a eu de grandes difficultés avec les masques. (…) Vous vous souvenez de cette vielle maxime: Gouverner, c'est prévoir.»
Cependant, il semble dans une contradiction quand il appelle ses compatriotes à ne pas tomber dans «cette habitude française, cette structure de la société française qui fait qu'on attend tout de l’État et on croit que l'État peut avoir réponse à tout.»
Et d’explicité sa pensée en la matière:
«On a – c'est visible dans les résultats et dans la lutte contre cette épidémie – un problème d'organisation de la société française. La société française se tourne perpétuellement vers l'État centralisé».
Or, selon lui, cette organisation entièrement centrée sur l'État, à mon sens, prouve ici qu'elle n'est pas adaptée» d’autant que «nous le savons depuis longtemps, il n'a pas la faculté de prévoir et notamment ce qui est inédit, ce qui est bouleversant et qu'il se prépare trop souvent pour après selon les guerres d'autrefois (…), il n'a pas la souplesse, la capacité d'anticipation qui permet de faire face à des crises inattendues et qui ne permet pas non plus aux initiatives de prendre corps.»
«Nous l'avons vécu à de très nombreuses reprises, affirme-t-il. En plus, l'État ne favorise pas les initiatives, car ces dernières sont toujours surprenantes, toujours dérangeantes, toujours hors normes. Une des grandes questions que nous devrons nous poser à mon avis concerne l'organisation de la société française. Doit-elle continuer à être aussi centralisée qu'elle l'est? Devons-nous toujours considérer ce que votre question induisait, à savoir que l'intervention d'une collectivité locale importante qui essaie de s'organiser est bizarre ? Que cela ne devrait pas arriver, que cela devrait être fait par l'État? A contrario, je crois que, s'il y a un point que cette crise nous apprend, notamment en considérant l'Allemagne, s'il y a un élément que nous devons retenir, c'est que les réseaux d'initiatives locales sont plus efficaces pour répondre à l'imprévisible que l'État centralisé. C'est une grande question.»

Quant à l’organisation politique pour remettre la France sur les rails, Bayrou veut une union nationale:
«L’union nationale doit s’imposer! Elle implique de remettre les polémiques à plus tard et de joindre nos forces dans le moment» car «j'ai toujours défendu l'idée que, dans les circonstances graves, l'union nationale était une des réponses».
Mais, il n’y croit absolument pas!
«L’union nationale, poursuit-il, n'est pas, pour moi, l'addition de partis en désaccord sur tout. Je vais même vous donner un scoop à l'avance: je suis certain que, si cela leur était proposé, les formations politiques en question le refuseraient, car c'est comme cela, car on ne veut pas faire de cadeaux aux personnes au pouvoir.»
Ce qu’il redit encore mais en proposant une «inspiration d’unité»:
«J'ai toujours défendu l'idée que, devant les problèmes qui venaient, il fallait une démarche de rassemblement. Alors, est-ce que cette démarche de rassemblement est une démarche d'union nationale au sens strict du terme avec tous les partis de l'extrême-gauche à l'extrême-droite en passant par le centre qui vont tous se retrouver autour de la table du gouvernement? Je n'y crois guère. Je ne crois pas du tout que les appareils politiques soient décidés à faire des cadeaux ou à s'entendre avec le gouvernement, ce n'est pas leur habitude et, parfois, cela donnerait un spectacle assez peu engageant. En revanche, je crois à l’idée ou à l'inspiration d'unité qui consiste à dépasser les affrontements partisans lorsqu'il s'agit d'une crise aussi grave et lorsque nous avons un pays qui est menacé comme les autres de la plus grave crise économique et sociale que l'on ait connue depuis deux siècles parce que c'était exactement cela la situation. On a appris hier que l'on avait franchi la barre des 10 millions de chômeurs supplémentaires. On avait 3 millions de chômeurs avant, 10 millions de chômeurs supplémentaires ce qui veut dire que plus de la moitié de la population active du pays est au chômage. Quand on est devant des crises et des drames de cette ampleur alors, oui, il faut une démarche qui dépasse les réflexes partisans.»
Et de préciser:
«Si nous voulons que cet état d'esprit nouveau pour lequel je plaide, c'est-à-dire dépasser les intérêts "majorité contre opposition", "parti contre parti", essayer de se fixer uniquement dans l'intérêt national et l'intérêt des Français, si ce doit être la ligne, alors il faut que les sujets les plus polémiques soient écartés pour un moment. Il faut que nous ayons le désintéressement de considérer que, si l'on veut rassembler le plus largement possible les sensibilités des Français, il est alors très important que l'on ne mette pas des mines, des sujets d'affrontement sur la table pendant toute cette période. Ce que nous allons devoir vivre – je le répète, mais vous le savez bien si vous y réfléchissez –, c'est sans précédent depuis deux siècles. Cela ne s'est jamais produit, pas seulement chez nous, mais dans toute l'Europe et sur la surface de la planète.»
Ce qui est surtout «important» pour Bayrou, «c'est que l'état d'esprit de l'équipe dépasse les intérêts partisans», donc, une sorte d’union nationale ad minima!

Par ailleurs, il estime qu’«il y a beaucoup de leçons à tirer de cette crise si grave que nous sommes en train de vivre».
Et de suggérer «à l'ensemble de la représentation nationale que l'on mette en place une commission qui serait très utile non pas destinée à régler les comptes, mais destinée à voir pourquoi, dans certains pays, l'épidémie a été mieux maîtrisée qu'elle ne l'a été chez nous.»
«Je pense, détaille-t-il, bien sûr à l'Allemagne, tout le monde y pense mais pas seulement, par exemple la Grèce et pourtant ce n'est pas un pays suréquipé en terme sanitaire, mais la propagation de l'épidémie en Grèce est beaucoup moins forte et beaucoup mieux maîtrisée qu'elle ne l'a été chez nous. Je trouve que la représentation nationale rendrait un service signalé aux pays en allant voir et vérifier de manière non partisane, car il ne s'agit pas de prouver que les uns ont raison contre les autres tout ceci n'est pas adapté, pourquoi d'un côté ou de l'autre d'une frontière on a pu apporter des réponses plus efficaces, mieux adaptées et qui, au fond, ont sauvé beaucoup de vies.»

Pense-t-il que cette crise peut permettre la victoire des populistes dans le monde et, en particulier, en France en 2022?
«Je ne le souhaite pas et je ferai tout pour l'éviter. Revenons au nœud de la question. Si ce risque existe, nous devons nous y préparer. Cela signifie qu'il faut une réflexion stratégique partagée du pays, des grandes forces démocratiques, des grandes institutions pour réfléchir à la manière dont il est possible de conjurer ce risque. Étant donné la dimension de la crise, ce risque est immense et, face à ce risque immense, nous devons donc nous préparer. Cela signifie un état d'esprit non partisan, écartant la guerre entre formations politiques ou entre majorité et opposition, essayant de réfléchir, de la manière la plus désintéressée possible, aux réponses qu'une société comme la nôtre peut apporter. Je n'ai pas dit qu'une majorité peut apporter, ni qu'un pouvoir peut apporter. Je pense au pays et à la société tout entière.»
Et de prédire:
«Si les démocraties ne savent pas entraîner les peuples, les convaincre que tout ce qui doit être fait est fait, et obtenir des résultats, alors les peuples peuvent se retourner contre la démocratie.»