jeudi 5 novembre 2015

Regards Centristes. 3 – Le Centre dans le monde: mêmes mots pour des réalités différentes

Regards Centristes est une série d’études du CREC qui se penchent sur une question politique, économique, sociale ou sociétale sous le prisme d’une vision centriste. Troisième numéro consacré au centre et au centrisme dans le monde qui semble exister partout mais ne pas recouper exactement la même réalité.

Qu’est-ce que le Centre et le Centrisme?
En ce début de XXI° siècle, ce sont un lieu et une pensée politiques qui sont facilement identifiables par un humanisme, une volonté d’équilibre et de consensus, un rejet de l’extrémisme sous toutes ses formes, un projet réformiste et une adhésion à la démocratie républicaine.
Cependant, cette définition de base est agrémentée ici ou là, dans le monde, d’autres attributs, comme en France (voir pour plus de précision notre rubrique Qu’est-ce que le Centrisme?).
Mais, plus problématique, ces termes sont également utilisés par certains et/ou dans certaines parties du monde pour qualifier des positionnements et des réalités bien différents à ce que l’on vient d’écrire.
Voyons cela en détail.

Historiquement, le Centre politique nait au XVIII° siècle lors des révolutions américaine et française même si l’idée d’un juste milieu peut remonter à l’antiquité et si celle d’un gouvernement modéré a traversé les siècles.
Structuré lors de la Révolution française, le Centre – appelé alors la Plaine par ses défenseurs (ses membres s’assoient en bas de l’hémicycle) et le Marais par ses détracteurs – est un endroit de modération entre les extrêmes des deux côtés de l’échiquier politique, les monarchistes absolus et les révolutionnaires qui veulent faire table rase du passé (pour plus de détails voir notre rubrique Histoire du Centre en France).
Aux Etats-Unis, il est, dès le départ, plutôt une ligne de conduite qui traverse les partis politiques autour de l’idée que, pour gouverner, il faut recherche le consensus le plus large possible (voir notre ouvrage Le Centrisme américain, Editions du CREC, 2015).
Ces deux origines expliquent pourquoi, pendant longtemps, en Europe et aux Etats-Unis, le Centre désigne des mouvements et partis politiques qui se veulent modérés et consensuels, attachés au libéralisme et à la démocratie représentative.
Au XIX° siècle, on doit au politologue français Maurice Block dans son Dictionnaire générale de la politique (1864) une des premières définitions structurée du Centre qui est encore marquée par un simple positionnement central mais où affleure déjà l’idée que le Centre n’est ni la Gauche, ni la Droite, seraient-elles modérées:
«En politique on désigne par le nom de centre la partie moyenne des assemblées législatives, c’est-à-dire ceux des membres de ces assemblées qui se tiennent à égale distance des représentants du passé, d’une part, et des promoteurs du progrès (réel ou supposé), de l’autre. (…) On parle d’un centre droit et d’un centre gauche, selon que ceux qui en font partie inclinent davantage aux idées anciennes ou aux idées nouvelles.»
Mais, au fil du temps, se développe une pensée centriste qui devient de plus en plus autonome et de plus en plus élaborée, notamment entre les deux guerres mais surtout après la Deuxième guerre mondiale.
Il ne s’agit plus d’être que la Gauche et la Droite soient à équidistance du Centre, mais bien que le Centre soit la référence politique à partir de laquelle se définissent une Gauche et une Droite, ce que d’ailleurs le Centrisme est dès le départ mais sans pour autant le formaliser.
Néanmoins, il n’y a pas d’unification d’un tel positionnement ce qui permet à tout mouvement politique qui se prétend au centre de l’affirmer uniquement par une modération sans autre projet et, plus grave, à tous les arrivistes de se trouver un espace où ils peuvent naviguer entre Droite et Gauche au fil des opportunités politiques et de leurs plans de carrière…
Pire, un parti politique peut utiliser le mot centre dans son appellation sans en être du tout, ni même au centre.
C’est le cas actuellement, par exemple, de l’UDC (Union du Centre), une formation populiste suisse proche de l’extrême-droite sur bien des thèmes.
Bien entendu, ce n’est pas une spécificité du Centre, cela vaut aussi pour les formations politiques de gauche et de droite dont certaines usurpent plus ou moins ces qualificatifs.
On mentionnera aussi pour l’anecdote les propos récents de Marine Le Pen à un magazine américain, prétendant que le FN était en réalité une formation centriste!
Ce que l’on peut dire tout de même, c’est que l’on trouve de vrais partis centristes sur tout le continent européen mais aussi sur le continent américain, que ce soit dans l’hémisphère Nord ou dans le Sud.
La récente victoire de Justin Trudeau et de son Parti libéral au Canada en est une nouvelle preuve.

Mais le plus fâcheux pour le courant centriste, c’est l’utilisation qui peut être faite des mots centre et centrisme dans certains pays d’Asie, d’Afrique et dans le monde arabe.
Le printemps arabe de 2010-2011 est, de ce point de vue, très instructif.
Dans bien des pays où les manifestants réclamaient la démocratie, de nombreux partis centristes ont vu le jour dont des partis islamistes qui se sont prétendu au centre car se positionnant entre les islamistes extrémistes et les démocrates ou même parce qu’ils se trouvaient entre des islamistes radicaux et des islamistes modérés.
Ce qui a induit en erreur bien des observateurs à l’époque, d’autant qu’il existait des vrais partis centristes laïcs dans ces pays qui ont crié légitimement à la mystification.
Celle-ci s’est d’ailleurs révélé au grand jour quand ces partis islamistes autoproclamés «centristes» sont arrivés au pouvoir par les urnes, comme en Tunisie et en Egypte, et ont suivi une pente de plus en plus autoritaire, de moins en moins démocratique et, surtout, ont commencé à mettre en place des aspects de la loi religieuse de la Sharia.
En Afrique, on voit fleurir un peu partout des partis centristes qui peuvent être modérés et réellement positionnés sur un humanisme et un réformisme.
C’est le cas, par exemple, en Côte d’Ivoire du Rassemblement des républicains (RDR) d’Alassane Ouattara qui vient d’être réélu président de la république.
Néanmoins, comme dans le monde arabe mais pour des raisons différentes, ils peuvent aussi recouvrir une réalité bien différente en étant coincé entre le pouvoir en place, démocratique ou non, et le principal parti d’opposition, parfois même en n’étant que des partis ethniques ou des formations dédiées à une personnalité, sans réel projet consensuel.
Cela peut aussi être le cas dans certains pays d’Asie.
Il s’agit alors simplement d’un positionnement stratégique pour affirmer que l’on n’est ni d’un côté, ni de l’autre, sans pour autant être modéré et encore moins centriste.
Cependant, tout comme pour l’Afrique, on peut y trouver des partis centristes comme ce fut le cas au Japon où la seule alternance d’avec le Parti libéral-démocrate (conservateur) depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale fut l’œuvre, en 2009, du Parti démocrate du Japon (centriste).
Surtout, le Parti du congrès en Inde, initialement positionné très à gauche, est devenu un parti de plus en plus centriste.
Et même s’il n’occupe plus le pouvoir depuis 2014 où il a été laminé par le parti de la droite nationaliste de Narendra Modi, il est la principale formation politique du pays depuis l’indépendance en 1947.
L’exemple extrême d’un positionnement de façade au centre nous vient de la Chine où il n’y a pas de parti centriste en tant que tel mais où le pouvoir totalitaire utilise le centrisme pour avancer masquer ou au moins tenter de le faire...
Il ne faut pas oublier que la Chine se dit l’Empire du Milieu pour deux raisons.
La première est qu’elle prétend être le centre du monde depuis deux millénaires.
La seconde est que son empereur se voulait un médiateur au centre de la relation entre le ciel et la terre.
Le pouvoir communiste a repris cette appellation afin de développer ces dernières années toute une idéologie de la modération avec son soft-power à la chinoise qui a tenté de prétendre que le pays n’était pas sur une ligne agressive mais bien de consensus, à la fois, à l’intérieur de ses frontières et à l’extérieur.
Pour cela, il s’est servi du penseur le plus important du pays et que les communistes au premier chef desquels Mao haïssaient, Confucius, qui a développé toute en vision du juste milieu.
Ce n’est pas pour rien que les lieux de propagande chinois installés partout dans le monde s’appellent instituts Confucius.
L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en novembre 2012, admirateur de Mao, avec la reprise en main à l’intérieur où les opposants pro-démocratie sont systématiquement brimés et souvent emprisonnés ainsi qu’une politique agressive à l’extérieur ont fait un juste sort à cette prétention centriste et modérée.

Enfin, il ne faut pas oublier dans ce panorama tous ceux qui prétendent que le Centre et le Centrisme n’existent pas mais qu’il y a une simple posture au centre de modérés de gauche et de droite qui ne sont en fait que des gens de gauche et de droite au bout du compte.
Cette thèse a été popularisée par le professeur de sciences politiques, Maurice Duverger et qui continue à séduire certains politologues d’aujourd’hui.
D’autres, derrière un autre professeur de sciences politiques et de droit public, Georges Burdeau, ont toujours réfuté cette manière simpliste de présenter le paysage politique français actuel.
Des politiques de gauche se sont ralliés à la thèse de Duverger et considèrent que les centristes ne sont, au mieux, que des gens de la droite modérée qui, d’ailleurs, s’allient toujours, in fine, avec la Droite lors des élections.
Ils oublient ainsi que de 1945 à 1965, les centristes ont été le plus souvent les alliés des socialistes en France.
C’est oublier, également, que c’est au Parti démocrate américain, classé au centre-gauche, que l’on trouve actuellement les authentiques centristes aux Etats-Unis.
En réalité, la volonté des négationnistes du Centre est de faire de l’arène politique un combat entre deux visions de la société diamétralement opposées, ce qui permet les délires et les exagérations verbales ainsi que des positionnements idéologiques extrêmes afin de flatter des électorats clientélistes mais cela ne correspond à aucune réalité sociologique politique concrète.
Car, et c’est là le grand paradoxe de ceux qui nient l’existence du Centre et du Centrisme, c’est qu’ils recherchent, à chaque élection, à s’attirer les votes des électeurs centristes qui, soudainement existent, puis, une fois au pouvoir, à gouverner au centre, c’est-à-dire pour le bien de tous…

Dès lors, on pourrait poser comme postulat que le régime démocratique tel qu’on le connait dans les pays occidentaux, issus des révolutions américaines et françaises, est essentiellement un régime centriste.
En effet, son fonctionnement repose sur le consensus que l’élection donne la légitimité d’occuper le pouvoir lorsqu’on la remporte mais qu’elle ne donne pas le droit de nier et de faire taire la minorité, donc il faut gouverner pour tout le monde et respecter les droits de tous.
C’est même dans la garantie des droits de la minorité qu’un régime peut être qualifié de vraiment démocratique.
Dès lors, toute décision liberticide pour cette dernière mais également qui nierait son existence est considérée comme anti-démocratique.
Cela ne veut pas dire que certaines majorités n’ont jamais pris une telle décision mais que celle-ci est généralement vue comme inadmissible même pas une grande partie de l’électorat du parti au pouvoir.
Pourtant, si affirmer que le système démocratique venu de Grande Bretagne, des Etats-Unis et de France avec des références à la Grèce (démocratie) et à la Rome (république) antiques est centriste n’est pas une aberration c’est aussi faire une erreur fondamentale.
Gouverner au centre n’est en effet pas faire du Centrisme. C’est là que le développement de l’humanisme proprement centriste a fait du Centre et du Centrisme un lieu et une pensée originales qui ne peuvent se réduire à prendre un petit peu à Gauche et un petit peu à Droite.
La notion essentielle est ici celle de «juste équilibre» qui peut se définir comme une exacte répartition harmonieuse conforme à la morale, à la raison et à la réalité.
Le «juste équilibre» est ainsi une bonne et pertinente répartition harmonieuse.
Une politique du juste équilibre est donc une politique intègre où se réalise le compromis mais où n’ont pas leur place la compromission et l’instabilité. (voir notre rubrique Le Centrisme du Juste équilibre).

Ce n’est pas demain que l’on parviendra – si l’on y parvient un jour – à faire disparaître tout ce qui parasite l’originalité du Centre et du Centrisme. Dès lors, il faut accepter tout en étant vigilant que l’appellation «centriste» soit utilisée par de très nombreux partis dans le monde dont le leitmotiv demeure la modération (nous ne parlons pas de ceux qui se cachent derrière ce terme pour tromper les peuples).
Car la modération, la «médiocrité» (que l’on préfère appeler de nos jours «médiété») aurait dit Aristote au sens propre de ce terme dévoyé, constitue bien un principe centriste.
Cependant, elle n’est qu’une partie de la pensée humaniste centriste.
Pour autant, ceux qui sont au centre sont parfois assez proches de ceux qui sont du Centre. Il n’y a rien d’étonnant à cela.
Les centristes sont des gens qui prônent une démocratie apaisée et consensuelle, propre à construire le juste équilibre.
Les gens au centre sont ceux qui veulent réunir la Droite et la Gauche sur des idées modérées et consensuelles.
Ces deux communautés partagent donc des points communs, des objectifs identiques et des visions de la démocratie républicaine assez proches.

Pour conclure, il faut affirmer sans hésitation que Centre, Centrisme et centriste sont trois termes qui ont aujourd’hui des significations politiques précises.
Et tous ceux qui les utilisent pour masquer ce qu’ils sont, car c’est bien de cela qu’il s’agit in fine, veulent utiliser en la dévoyant l’image responsable, séduisante, sérieuse et surtout rassurante du Centre et du Centrisme.

Etude du CREC sous la direction d’Alexandre Vatimbella

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