dimanche 9 décembre 2012

Vues du Centre – Pierre Albertini. Le Centre dans la France d'aujourd'hui

Dans cette rubrique, nous publions les points de vue de personnalités centristes qui ne reflètent pas nécessairement ceux du CREC. Ces points de vue ont pour but d’ouvrir le débat et de faire progresser la pensée centriste.
Pierre Albertini dirige l’Université populaire de Rouen qu’il a créé en 2008. Professeur de droit à l’Université de Rouen, il a été maire de la ville (2001-2008) et député de Seine-Maritime (1993-2007). Centriste, il a été membre apparenté de l’UDF. En 2012, il a participé à l’équipe de campagne de François Bayrou mais sans appartenir au Mouvement démocrate. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont «La Crise du politique: les chemins d'un renouveau» (L'Harmattan, 1997) et «La France est-elle gouvernable?» (L'Harmattan, 2011).

Dans la pensée conformiste, il est de bon ton de railler l'existence d'un centre, sur l'échiquier politique français. Les tentatives de l'organiser en une force autonome, avec Lecanuet, Barre et Giscard, autrefois, Bayrou et Borloo aujourd'hui, sont souvent saluées avec une sympathie condescendante mais vouées à un inexorable échec. Rappelons-nous ce que Maurice Duverger disait du centre, un simple point géographique, à peine visible sur l'axe droite-gauche. Comme si la bipolarisation était l'horizon indépassable de l'univers politique.

Si j'avais une seule raison de ne pas céder à cette présentation caricaturale, je dirais qu'elle confond l'existence de sensibilités politiques et la configuration actuelle des partis. Laisser entendre que les défis de la France et de l'Europe d'aujourd'hui n'appellent que deux types de réponses, l'une de droite, l'autre de gauche, témoigne déjà d'un bien triste appauvrissement intellectuel qu'Alain Finkielkraut appelait, à juste titre, une «défaite de la pensée». En réalité, la domination qu'exercent aujourd'hui deux machines électorales destinées à conquérir, tour à tour, le pouvoir est moins le produit d'une division intangible de l'opinion que la conséquence de nos institutions. La seule adoption d'un système électoral plus juste, combinant scrutin majoritaire et représentation proportionnelle, substituerait à ce duopole artificiel une confrontation pacifique des points de vue et la recherche de meilleurs compromis.

Notre histoire politique est plus riche et ne se réduit pas à la vision qu'en donnent des médias trop pressés. Il n'y a pas une gauche et une droite mais, au sein de chacune, plusieurs courants qui s'y concurrencent ou parfois s'y affrontent. René Rémond observe ainsi qu'il existe en France, non pas une, mais des droites (son célèbre ouvrage, intitulé à l'origine «La droite en France», a été ensuite réédité sous un titre plus exact: «Les droites en France»). Plus récemment, Jacques Julliard décrit, de son côté, la persistance de plusieurs gauches et conclut même son étude en évoquant l'existence, dans notre pays, de «huit familles» entretenant entre elles de subtiles correspondances. C'est la meilleure preuve que le Centre est un espace politique, à géométrie variable certes, mais durable.

Deux facteurs attestent aujourd'hui de cette réalité: un électorat incompressible, une famille politiquement cohérente.

Sous la V° République, le Centrisme dispose en effet d'un socle électoral que ni le gaullisme ni le socialisme n'ont pu faire disparaître. De 1965 à 2012, le courant centriste aux présidentielles évolue dans une fourchette allant de 7% (basses eaux) à 18%, (pour les plus hautes). On peut prétendre que cela ne compte pour rien. C'est pourtant au centre que se gagnent toutes les grandes compétitions comme on vient de le voir encore aux Etats-Unis. Il est vrai que, sociologiquement, les électeurs de l'UDF et du RPR se confondaient largement. Mais ce n'est plus le cas depuis 2002. Les différences d'origine sociale, démographique et même géographique s'accusent. L'analyse comparée des votes Bayrou et Sarkozy illustre ce détachement progressif. C'est évidemment important pour l'avenir.

Le Centre, c'est aussi, durablement, une thématique cohérente qui résiste à la corrosion du temps. Son engagement européen lui épargne les fractures internes qui, dans ce domaine, parcourent le PS et l'UMP. Son appel à une synthèse entre efficacité économique et justice sociale le distingue des autres acteurs, empêtrés dans une idéologie rigide. Enfin, l'insistance à placer l'homme au cœur de l'action lui fait décliner, de manière singulière, les valeurs de responsabilité et de liberté mais aussi de laïcité et de dignité de la personne. Comme Pascal y invitait déjà ses contemporains, les centristes sont les seuls à pouvoir dire ce qu'il y a de juste dans la pensée de gauche et ce qu'il y a de vrai dans la pensée de droite. Raymond Aron à qui on demandait avec insistance de se classer répondait lui-même avec ironie: «être de gauche, être de droite, c'est être hémiplégique. Il faut garder toute sa tête».

Paradoxalement, la seule question que le Centre doit donc aborder sans complexes est celle de son positionnement politique, en vue de l'exercice du pouvoir. Non comme supplétif, occupant quelques strapontins, mais comme acteur, influant sur le cours des choses. Le piège absolu est celui de l'isolement qui condamne le Centre à n'être qu'une figure de témoignage sans influence véritable. Mais à l'inverse, l'enfermement dans une stratégie d'alliance exclusive ruinerait sa liberté de jugement. Le Centre doit être capable d'en concevoir plusieurs, en fonction des priorités nationales et des circonstances. Mais naturellement, le choix, pour être compris, suppose d'être débattu avant les élections, et non après. Les lendemains de scrutin, non préparés, ont un goût amer...

L'alliance à droite a longtemps prévalu, avec le couple UDF-RPR, et n'avait rien de honteux. Mais elle n'est pas pour autant inscrite dans le patrimoine génétique des centristes. Demain (ou après-demain), un partenariat avec la gauche modérée (social-démocrate) ne signerait pas la fin du centre. Déjà pratiquée sous la IV° République, elle n'était pas, à l'époque, inscrite dans le marbre. Enfin, un rassemblement des forces, sous la forme d'un gouvernement de large union, est également concevable. Seul, le Centre le rendra possible. Pourquoi ce qui a été fait, à de trop rares occasions (à la Libération, en 1958), ne se reproduirait-il pas, au moment où la profondeur de la crise que nous traversons le justifie plus encore?

«L'art de gouverner ne consiste pas à rendre souhaitable ce qui est possible. Il consiste à rendre possible tout ce qui est souhaitable». Comment ne pas souscrire à ce jugement de Richelieu?

Pierre Albertini