vendredi 17 février 2006

L'Editorial d'Alexandre Vatimbella. L'indispensable honnêteté de la mémoire

Lorsque l’on parle de l’histoire avec un grand H, il faut toujours s’en féliciter tant cette discipline, ô combien primordiale dans une démocratie, est souvent vouée aux rôles mineurs dans le système scolaire mais aussi dans la vie quotidienne. D’où, malheureusement, une presque totale inculture du citoyen lambda quant aux événements du passé, surtout ceux qui permettent la compréhension du présent.

Cependant, lorsque l’on parle histoire, il faut toujours garder son sens critique car, comme l’analysait fort justement Raymond Aron, « Les événements de l’histoire ont tout ce qu’il faut pour être transfigurés en mythologie ». Et cette tentation de donner à l’histoire cette dimension existe, à la fois, chez ceux qui glorifient un épisode historique et chez ceux qui le vouent aux gémonies.

Les récentes polémiques sur les bienfaits du colonialisme ainsi que sur l’absence de véritable commémoration d’Austerlitz posent des questions fondamentales au-delà des réactions épidermiques voire totalement empreintes de propagande malhonnête, d’un côté comme de l’autre. Et ne parlons pas de la réaction stupide d’historiens qui ont prétendu que l’histoire devait demeurer leur chasse gardée alors qu’ils devraient justement militer pour qu’elle se démocratise le plus possible en favorisant la prise de parole des citoyens.

Car, même si l’histoire nous apprend rarement ce que nous devons faire, au moins dans une certaine mesure, elle nous apprend ce qu’il ne faut pas faire. Et c’est déjà énorme. Encore faut-il que nous la connaissions afin de ne pas répéter les mêmes erreurs sans cesse et que nous ne soyons pas dupes d’endoctrinements criminels sans cesse renouvelés.

Certains historiens prétendent qu’il ne doit pas y avoir une « histoire officielle ». Fort bien, mais c’est pourtant celle qu’ils développent depuis longtemps dans les manuels scolaires et que tous les écoliers sont obligés d’apprendre sans sens critique. Sans faire une liste exhaustive et fastidieuse, pourquoi n’apprend-on pas que le « Bon roi Dagobert » est un des premiers à avoir expérimenté le génocide envers des tribus slaves ? Pourquoi continue-t-on à appeler Louis IX, Saint-Louis, alors que celui-ci envoya des milliers d’hommes se faire tuer dans des croisades sans intérêt ? Pourquoi la république fait-elle l’apologie sans nuance de l’empire napoléonien et de son créateur, un aventurier, certes de génie, mais dont le plus grand mérite fut d’être juste là au bon moment ? Pourquoi n’apprend-on pas que le roi de France, Louis XVI, était avant tout européen n’ayant en tout et pour tout qu’un cent trente sixième de sang français ?! Albert Einstein, dans un discours prononcé à la Sorbonne, expliquait avec humour : « Si ma théorie de la relativité est prouvée, l’Allemagne me revendiquera comme Allemand et la France déclarera que je suis un citoyen du monde. Mais si ma théorie est fausse, la France dira que je suis un Allemand et l’Allemagne déclarera que je suis un juif ». On ne peut mieux résumer les méandres de l’histoire officielle !

Le problème dans la magnification du passé et de sa gloire, ce n’est pas de faire d’un petit caporal arriviste, un héros européen flamboyant mais de penser que dans quelques générations on nous parlera peut-être des « bienfaits » d’un autre caporal, monsieur Adolf Hitler, pour les mettre en vis-à-vis avec ses « errements » comme le font déjà beaucoup d’Italiens avec Benito Mussolini et encore beaucoup plus de Russes avec Staline, sans parler du révisionnisme d’Etat au Japon avec l’empereur Hiro Hito et les criminels de guerre fusillés. Sans parler, non plus, des légendes écrites et mises en scène par leurs propres héros devenus « vérités officielles », comme c’est le cas pour César, pour Napoléon (encore lui !) ou pour Kennedy. Et, aujourd’hui, grâce à la sophistication de la communication, tout personnage, tout événement peuvent être mis en scène à des fins partisanes par des lobbies et des groupes d’intérêts ou encore des organisations terroristes et des Etats criminels. Comment sera traité Bin Laden dans les manuels d’histoire des pays musulmans ?...

Doit-il y avoir, dans l’instruction de l’histoire plusieurs points de vue ? Sans doute. Mais alors on en revient à ce que nous venons de dénoncer. Qui se chargera de donner un point de vue « positif » à Hitler, à Staline et autres bouchers de l’histoire ? Hitler n’a-t-il pas redonné le plein emploi aux Allemands ? Staline n’a-t-il pas fait de l’URSS, la deuxième puissance du monde ?

L’histoire est écrite par les hommes et, plus spécifiquement, par les vainqueurs. Sans doute, mais l’irruption du fait nationaliste au XIX° siècle a donné aux battus également des vertus héroïques et légendaires. D’autant que le fait d’être un vainqueur ne donne pas le droit de parer son combat d’une légitimité du « bien » contre le « mal ». Le « mal » a souvent gagné. Le « bien » a souvent perdu.

Les débats sur la colonisation et Napoléon sont ainsi assez complexes. L’une et l’autre ont fait la « grandeur » revendiquée par la France. L’une et l’autre font partie des éléments de la vision que nous portons sur nous-mêmes mais également que les autres pays portent sur nous. Dénoncer, comme le souhaitent certains groupes de pression, les deux comme des totales falsifications de l’histoire serait trop réducteur. Les enjoliver, comme le demandent d’autres groupes de pression, serait un déni d’histoire.

Nous devrions pouvoir regarder notre histoire en face comme ont su le faire les Allemands après le désastre de l’aventurisme nazi. Progresser dans la démocratie, dans l’union des peuples (et notamment dans l’union des peuples européens) exige ce regard honnête. Ce dernier demande que nous renoncions aux images d’Epinal mais aussi que nous tournions le dos à une auto-flagellation tout aussi ridicule et mensongère. La vigilance doit toujours accompagner cette honnêteté. N’oublions jamais que la réécriture de l’histoire est un des passe-temps favoris des Etats et des idéologues et que cette activité n’est pas innocente. Comme l’écrivait André Malraux, « L’histoire est la mémoire d’un peuple, et pour changer un peuple, il suffit de changer sa mémoire ».

L’histoire de la France, l’histoire de l’Europe et l’histoire du monde sont ce qu’elles sont. Ni plus, ni moins. Ni aussi terribles, ni aussi glorieuses. Elles ont été faites par des femmes et des hommes, avec leurs qualités et leurs défauts. L’important est de les connaître pour construire l’essentiel : le présent et l’avenir.

Une France réconciliée avec elle-même est aussi une France réconciliée avec son passé, non pas pour en faire un mythe mais pour l’analyser et en tirer la substantifique moelle afin d’agir dans la réalité et de construire dans la sérénité.


Alexandre Vatimbella