jeudi 21 novembre 2019

L’Editorial d’Alexandre Vatimbella. La démocratie a-t-elle mérité Trump?


Au moment où se tient à la Chambre des représentants des Etats-Unis la procédure publique officielle de l’impeachment (destitution) de Donald Trump à propos de sa demande d’aide au gouvernement ukrainien de salir son principale opposant à la présidentielle de 2020, le démocrate et ancien vice-président de Barack Obama, Joe Biden, en échange d’une aide militaire (déjà votée par le Congrès et qu’il ne pouvait bloquer comme il l’a fait), une question essentielle se doit d’être posée: la démocratie a-t-elle mérité un tel personnage, c’est-à-dire un populiste démagogue, menteur, malhonnête, incompétent, sexiste, raciste qui excite les pires travers humains, notamment de ses électeurs et ses soutiens et dont beaucoup de gens estiment qu’il a de graves problèmes mentaux le rendant inapte à sa fonction.
De manière plus directe et plus provocatrice, Trump [c’est-à-dire son archétype] est-il un produit «naturel» de la démocratie?
Est-il une conséquence inexorable (à termes répétés de tels personnages) d’un régime qui permet à n’importe qui de pouvoir être président?
Mais on peut aussi poser la question, quelque peu différente, de savoir si Trump est un produit de ce qu’est devenue actuellement la démocratie voire de l’«approndissement» d’un régime démocratique.
A l’inverse, on peut se demander s’il est un accident ou une erreur de la démocratie ou le produit d’un dévoiement de la démocratie.
Et si ce dévoiement vient de l’«intérieur» de la machinerie démocratique (comme, par exemple, la montée d’une autonomie irresponsable de l’individu) ou de l’«extérieur» (comme, par exemple, la prégnance d’une idéologie néo-libérale et financière régissant le capitalisme moderne)?
Pour bien poser le débat, rappelons rapidement ce que sont les fondements d’une démocratie et quel est l’état actuel des régimes démocratiques et/ou de l’avancée démocratique dans les pays qui connaissent ce régime depuis plus ou moins longtemps.
La formule d’Abraham Lincoln utilisé lors de sa fameuse adresse sur le champ de bataille de Gettysburg encore fumant lors de la guerre de sécession (appelée de manière plus appropriée guerre civile aux Etats-Unis) est un début: «le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple».
Ajoutée à la devise de la République française (liberté, égalité, fraternité), le portrait devient plus consistant.
Mais cela n’est pas suffisant parce qu’il faut y ajouter ce que certains estiment tout aussi important que la volonté de la majorité, celle de la protection de la minorité, c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir de démocratie si l’on ne garantit pas les droits inaliénables de ceux qui ne pensent pas comme la majorité mais qui se plient à la règle démocratique.
En quelques sorte c’est l’application légale d’une vertu essentielle du vivre ensemble démocratique, le respect de la dignité de toute personne (ce dernier recouvre toutefois un champ plus étendu).
Enfin, et ce n’est pas un des moindres éléments, la démocratie est un pari fait sur l’humain.
Si les Pères fondateurs des Etats-Unis se méfiaient des masses et avaient décidé d’élaborer une constitution où des garde-fous devaient empêcher tout débordement populistes (on a vu que ceux-ci n’étaient guère efficaces avec l’élection de Trump…), ils croyaient néanmoins comme beaucoup des partisans de la démocratie que cette dernière permettrait une émancipation de l’individu qui serait, au fil du temps, de plus en plus capable d’être un citoyen responsable grâce aux bienfaits des valeurs démocratiques, en particulier l’éducation pour tous.
Il serait alors capable de défendre ses intérêts personnels et ceux de ses proches dans le cadre d’une communauté libre où, tout en défendant son point de vue, on accepterait ceux des autres et admettrait que les décisions devraient se prendre en toute responsabilité face au réel.
Dès lors, pour que ce système fonctionne, le choix des dirigeants d’un pays ne peut évidemment se faire que par les élections de représentants élus par tous les citoyens (sachant l’inapplicabilité de la démocratie directe dans des sociétés complexes et importantes que sont les démocraties républicaines).
Et c’est ici que se place le cœur de nos interrogations de départ.
Si le «peuple» (en réalité l’agrégation de tous les individus qui sont régis sur un même territoire par la même règle juridique) choisit, il est donc légitime de se demander quels sont les critères de son vote qui peuvent aboutir à l’élection d’une personnage comme Donald Trump.
Je ne rentrerai pas ici dans la controverse du collège électoral qui élit en réalité le président des Etats-Unis, composé de délégués élus Etat par Etat, permettant donc qu’un candidat ayant moins de voix qu’un autre (ce qui fut le cas de Trump en 2016 face à Hillary Clinton, avec un déficit de près de trois millions) accède à la plus haute marche de l’Etat.
Car – si j’estime que ce système qui devait modérer le choix d’un président a complètement failli (comme il avait déjà failli en 2000 avec l’élection de George W Bush) –, il est tout à fait légitime dans le sens où le «peuple» ne l’a jamais remis en cause, en tout cas, n’a jamais voté pour le supprimer.
L’idée que tout le monde – et donc n’importe qui – peut se présenter à une élection est un principe de la démocratie.
Bien entendu, celle-ci, partout où elle existe, a mis des conditions restrictives mais, globalement, l’énorme majorité de la population d’un pays peut se présenter et se faire élire.
On comprend bien que l’écrémage se fait également par le biais de médiateurs comme les partis politiques ou des reconnaissances venant des mondes économiques, sociaux, culturels ou sociétaux.
Sans oublier les médias qui peuvent promouvoir (consciemment ou non) un individu et lui donner une légitimité qui peut prêter à controverse.
Evidemment, un inconnu sans soutien et venant de nulle part peut tenter sa chance mais il a une probabilité d’être élu qui est très faible voire nulle.
Maintenant, il nous faut parler de l’état actuel de la démocratie dans les pays où existe réellement un tel régime politique.
L’évolution de ce dernier ressemble un peu aux craintes que pouvaient avoir les Pères fondateurs de la nation américaine dont nous avons vu plus haut qu’ils espéraient que la confrontation des intérêts particuliers et un gouvernement qui serait fait de poids et de contre-poids assureraient néanmoins un équilibre salutaire ainsi que celles d’Alexis de Tocqueville.
Ils ne croyaient pas dans la bonté inhérente de l’humain mais dans sa capacité à évoluer et, dans ce cadre, à acquérir une sagesse suffisante pour faire fonctionner un système d’une grande force idéale mais d’une grande fragilité structurelle.
Mais, aujourd’hui, ce n’est pas vraiment cette démocratie responsable qui a vu le jour mais plutôt une démocratie consumériste issue de la montée en puissance de l’autonomie de l’individu, un bienfait dans son essence mais qui s’est malheureusement faite dans l’irresponsabilité, dans l’insatisfaction chronique et dans l’assistanat avec des comportements irrespectueux, égoïstes, égocentriques.
Le tout dans des agirs qui sont largement dans l’immédiateté, dans la croyance plutôt que la connaissance, voire dans l’ignorance et l’opposition systématique à tout pouvoir, même celui qui est démocratiquement légitime.
Dans ce cadre, l’élection d’un archétype trumpien n’est, son seulement pas une surprise mais une sorte de conséquence de l’hydre créé, non pas par la démocratie, mais par son dévoiement même s’il faut se demander si ce dévoiement n’est pas inscrit dès le départ dans la promesse démocratique.
Et force est de reconnaître qu’il y a des indices qui militent en ce sens.
Ainsi, le pari démocratique ne semble fonctionner correctement (jamais parfaitement) lorsque les individus retirent de celui-ci des gratifications immédiates comme lorsqu’il y a une forte croissance économique.
Mais dès qu’il faut faire des efforts, dès qu’il y a des problèmes et des obstacles importants au progrès, alors le vote est une arme de sanction, non pas contre les élus en place, mais contre le régime lui-même.
Cela peut aboutir, dans les cas les plus extrêmes, à la prise du pouvoir légale d’un Adolph Hitler (mais l’on pouvait penser ici que le régime démocratique en Allemagne était encore trop récent donc trop faible pour faire face à la montée du nazisme sur fond de la Grande dépression) et plus généralement à l’élection de personnages tel que Donald Trump (et ses avatars un peu partout dans le monde).
Bien entendu, il n’y a pas d’unanimité du «peuple» pour les installer au pouvoir – même pas de majorité pour ce qui concerne le président américain actuel – mais, néanmoins, une majorité ou une forte minorité – qui profite de l’émiettement partisan que peut créer la démocratie.
Maintenant, dire que la démocratie a mérité Trump est une problématique qui se superpose au mécanisme dont on vient de parler.
Cela suppose en effet que quoiqu’il arrive, le régime démocratique sortira de sa boite de Pandore des Trump à périodes répétées, voire, dans les années à venir, quasi-systématiquement.
De ce point de vue, il est bon de ne pas oublier les Orban, Erdogan, Duterte, Bolsonaro et autres Salvini qui occupent ou ont occupé le pouvoir (et pourront à nouveau l’occuper) et évidemment ceux qui sont en attente comme Le Pen ou Iglesias.
En fait, nous sommes sans doute à un tournant des régimes démocratiques et celui-ci peut prendre toutes les directions possibles sans pour autant affirmer que le pire (c’est-à-dire l’institutionnalisation de l’archétype Trump) sera la réalité de demain.
Bien entendu, on peut dire que le «peuple» américain a accepté la présidence d’un démagogue populiste escroc, menteur, etc. sans se rebeller, sans le renverser et, parfois, dans une apathie coupable.
Cependant, on pourra éventuellement parler d’«accident de l’Histoire» s’il est battu lors de la présidentielle de 2020 (en revanche s’il est réélu le thèse accidentelle ne tiendra plus la route, d’où l’importance cruciale de cette élection pour l’avenir de la démocratie).
Eventuellement, dis-je, car si cette défaite sera salutaire pour le régime démocratique, cela ne signifiera pas pour autant un retournement des tares issues du dévoiement de l’idéal démocratique.
Et c’est bien là que le bât blesse profondément l’animal démocratique.
Car si la démocratie est condamnée à être une organisation de la société d’une grande faiblesse – ce qui fait son extraordinaire attrait tellement elle est émancipatrice et progressiste dans ses valeurs et ses principes –, elle tire sa force d’une sorte de consensus qui dit que si elle n’est pas parfaite, elle reste le meilleur ou le moins mauvais système où chacun peut faire valoir ses intérêts.
Or, la montée de l’autonomisation irresponsable, égocentrique, assistée, insatisfaite et irrespectueuse de l’individu peut nous amener, plus vite qu’on ne le pense, dans une pseudo-démocratie, médiacratique, médiocratique, populiste, démagogique et consumériste, totalement ingérable et donc prélude à des régimes autoritaires voire totalitaires.
On peut espérer que tel ne sera pas le cas et que les forces qui poussent la démocratie à exister seront plus fortes que celles qui veulent la détruire et en faire un système qui a failli en un temps record face à la longueur de l’Histoire de l’Humanité.
Et si c’est cette dernière alternative qui est la bonne, on pourra alors dire que, oui, la démocratie, en ce début de troisième millénaire, avait mérité Trump.
C’est la seule réponse que l’on peut faire actuellement.
Mais cela ne veut donc pas dire que le pire va survenir.
Cela signifie qu’il y a un risque qu’il survienne mais que nous pouvons agir pour l’en empêcher.
Comment?
En misant sur l’émergence de cet individu libre, responsable, respectueux.
Non pas en l’attendant comme un messie mais en travaillant d’arrache-pied à ce qu’il devienne une réalité.
Certains prétendront qu’il s’agit d’un travail de Sisyphe, d’une utopie irréalisable et ils pourraient bien avoir raison.
Mais, comme je l’ai dit, la démocratie est un pari sur l’humain et tant qu’on peut parier sur l’espoir, il y a lieu de le faire.
In fine, néanmoins, il faut bien comprendre que cette situation se déroule non pas à la fin du XVIII° siècle quand les Etats-Unis sont devenus la première démocratie moderne, non pas au début du XX° siècle où cette même démocratie était dans sa jeunesse là où elle était implantée, non pas après la Deuxième guerre mondiale où il fallait reconstruire un peu partout l’architecture démocratique mais bien dans le premier quart du XXI° siècle dans un pays – les Etats-Unis – qui connaissent la démocratie depuis près de 250 ans.
Bien sûr, par rapport au temps historique, on peut considérer qu’un quart de millénaire n’est pas très important pour un système politique notamment si on le compare à d’autres qui ont duré nettement plus longtemps, certains pendant des milliers d’années.
Mais l’on peut aussi considérer que ce quart est assez long pour savoir si un tel système est viable sur le long terme, c’est-à-dire qu’il a pu éliminer ou bloquer efficacement certaines tares qui menacent de le détruire de l’intérieur.
C’est la fameuse vision du verre à moitié plein ou à moitié vide.
Quoi qu’il en soit, c’est un problème que devra régler aussi rapidement que possible la démocratie pour démontrer qu’elle est viable au XXI° siècle et pour ceux qui vont suivre.
Si elle n’y parvient pas alors, oui, la démocratie aura mérité Trump.
Sans doute pour notre malheur.