lundi 25 mars 2024

L’Editorial d’Alexandre Vatimbella. Du soi-disant homo kholéra


En ce 21e siècle et début de troisième millénaire, sommes-nous tous devenus des coléreux?

Tous, parce qu’à chaque fois que nous sommes mécontents, que nous sommes fâchés, que nous revendiquons, que nous nous opposons, voire que nous avons un simple agacement, les médias titrent systématiquement avec une certaine gourmandise que nous sommes «en colère».

Et l’on trouve évidemment une floppée d’essayistes, d’«experts» et de «spécialistes» qui viennent confirmer sur les plateaux de télévision, les studios de radio et dans les pages «débats» de la presse écrite notre état colérique quasi-constant.

La sphère médiatique a donc, sinon inventé la colère, en tout cas largement l’humain en colère, un «homo kholéra», une identité dont nous sommes désormais affublés à chacune de nos réactions épidermiques face à la moindre contrariété et qu’ont repris jusqu’à plus soif politiciens populistes et autres subversifs professionnels comme les trolls qui sévissent sur les réseaux sociaux parce qu’ils y ont trouvé un moyen facile et répétitif pour mobiliser tous les haineux et pour affaiblir la démocratie républicaine libérale en montrant qu’elle ne peur que susciter le rejet violent.

Analysons donc cette créature façonnée principalement dans les salles de rédaction.

La «colère», d’abord.

Elle n’est pas une simple émotion comme nous l’apprend le CNRTL (le Centre national de ressources textuelles et lexicales du CNRS) mais une «vive émotion de l'âme» qui se traduit par «une violente réaction physique et psychique».

Et pour ceux, il y en a, qui valorisent la colère, voici ses principaux synonymes que donnent Crisco, le dictionnaire spécialisé en la matière de l’Université de Caen: irascible, emporté, rageur, atrabilaire, irritable, bileux, orageux acariâtre, soupe au lait, tempétueux, courroucé, hargneux, fulminant…

La colère – le mot et ce qu’il représente –, on s’en doute, ravît évidemment tous les promoteurs du spectacle informatif en particulier des chaines d’infos en continu et tous les subversifs dont l’utilisation leur permet d’attirer le chaland et de créer la tension voire le chaos dont ils profitent pour des raisons commerciales ou idéologiques.

La colère par essence divise, entre le colérique et l’objet de son courroux; elle est radicale, elle est le point paroxystique du mécontentement; elle s’en prend directement à une cible identifiée comme responsable de ce qui l’a provoquée, le colérique a besoin de matérialiser un bouc émissaire de sa contrariété et dans la sphère publique c’est bien sûr, au premier chef, l’appareil étatique et les gouvernants en place.

L’homo kholéra, ensuite.

Selon les médias, un individu serait «en colère» dès lors que ses intérêts, non seulement, ne sont pas pris en compte mais assouvis par le gouvernement en place.

Dans les mouvements sociaux et culturels, leur homo kholéra ne tempête pas seul sur son canapé devant sa télévision, son ordinateur ou son téléphone portable, mais il se réunit, grâce aux réseaux sociaux, avec ceux qui partagent son courroux pour former cet aussi fameux «plêthos kholéra», le soi-disant peuple en colère qui n’est souvent en réalité qu’un groupe ou une populace mais qui provoque un état de défiance et de violence dans l’espace public largement relayé par tous ceux cités plus haut et souvent soutenu dans les sondages par ceux qui, eux, demeurent installés sur leur canapé...

Néanmoins, il faut se poser la question de savoir si l’on peut relier cet «homo kholéra» et ce «plêthos kholéra» médiatiques à un quelconque phénomène psycho-sociologique qui existerait dans nos sociétés actuelles?

S’il est d’abord une création médiatico-politique comme nous l’avons vu, celle-ci s’appuie tout de même sur un fonctionnement de l’individu qui s’est développé ces dernières décennies et est devenu assez largement commun en ce début de troisième millénaire et que l’on peut caractériser par son autonomisation – phénomène positif (1) – débridée et irresponsable – qualités éminemment négatives –, conséquence paradoxale et préoccupante des avancées démocratiques de nos sociétés modernes car cette autonomisation débridée et irresponsable est un danger pour la démocratie, une sorte de créature dévoyée qui se retournerait contre son inventeur…

Ainsi, cet individu «en colère» serait en réalité un individu à l’autonomisation égocentrique, assistée, irresponsable, insatisfaite, irrespectueuse et consumériste avec une demande de sur-reconnaissance et de sur-égalité qui est même présente dans les sociétés non-démocratiques.

Cependant pour que l’individu à l’autonomie débridée et irresponsable puisse réellement exister dans la sphère publique, il faut qu’il vive dans une société démocratique.

Là, il peut être qualifié – faussement – d’«homo kholéra», une sorte de «pas content», voire de «jamais content» pathologique qui s’appuie sur les libertés offertes par la démocratie pour la remettre en question.

En réalité, il n’est pas «en colère» mais utilise les attributs de celle-ci pour demander toujours plus de droits et accepter toujours moins de devoirs.

In fine, l’«homo kholéra» des médias serait en fait un «homo immaturus», un humain d’abord immature, incapable d’utiliser son autonomie autrement que dans l’irresponsabilité.

Mais, bien sûr, il ne s’agit pas ici pour moi de nier que l’on puisse être en colère, ni qu’elle ne puisse pas être dirigée contre le pouvoir en place, ni même qu’elle puisse être collective.

Ce que je critique et ce à quoi je m’inscris en faux, c’est cette obsession médiatique et populiste qui considère que toute opposition aux gouvernants est désormais mue par la colère, que nous serions entrés, en quelque sorte, dans un «ère de la colère».

Cette utilisation jusqu’à plus soif de la colère est une nouvelle preuve que nous sommes plutôt entrés dans l’ère d’une médiacratie (2) médiocratique qui est démagogique, populiste et consumériste et où les médias délivrent de plus en plus de l’information émotive, voire de l’émotion informative (ce qui fait que nous ne sommes pas «surinformés» mais «sur-désinformés»).

La colère, dans ce cadre, est comme un poisson dans l’eau!
Et cette mise en scène constante d’une soi-disant colère est un danger pour la démocratie républicaine qui est un système qui, pour être viable, doit être assis sur le consensus, la discussion et le compromis.

On comprend ainsi aisément pourquoi les adversaires de la démocratie et des valeurs humanistes comme les extrêmes de gauche et de droite tentent systématiquement de susciter la colère en qualifiant toute mauvaise humeur comme telle et lorsqu’elle se manifeste réellement de l’attiser par tous les moyens.

Oui, la colère est une émotion anti-démocratique par excellence.

Non pas qu’il ne faille pas exprimer un mécontentement (principalement dans les urnes), revendiquer et utiliser toutes les formes qu’offre la démocratie pour faire valoir ses intérêts.

Le débat démocratique ne doit pas être aseptisé mais il ne peut être violent et avoir comme objectif de se supprimer lui-même!

La colère est, par ailleurs, différemment perçue dans le débat philosophique.

Ainsi nombre de philosophes en font une émotion positive comme Aristote et les Péripatéticiens – à condition qu’elle soit «modérée» (sic!) – ou Nietzche mais est, en revanche, une passion négative pour les Stoïciens et en particulier Sénèque qui considère qu’elle s’oppose toujours à la raison, qu’elle détruit et non qu’elle aide à construire.

Je serai plutôt enclin à prendre le parti du Romain contre le Grec en ajoutant que j’opposerai cette colère définie par Sénèque à la révolte de Camus, émotion positive parce qu’elle veut mobiliser la raison pour combattre l’injustice.

Ainsi, pour Camus, «la révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible», tandis que pour Sénèque, la colère n’est pas raisonnable, elle ne peut être que nuisible et est, in fine, un vice de l’âme et d’affirmer: «la raison veut décider ce qui est juste; la colère veut qu'on trouve juste ce qu'elle a décidé».

 

(1) L’autonomisation est le processus par lequel un individu de plus en plus autonome grâce à la liberté qui lui est accordée ainsi que par les capacités qu’il acquiert, lui permettant de s’affranchir d’une dépendance vis-à-vis de la société et de se prendre en charge afin de maîtriser sa destinée économique, professionnelle, familiale, sociale et culturelle, tout en estimant qu’il n’a de compte à rendre à personne ou qu’il n’a aucune obligation de se sentir redevable par rapport à la communauté dont il est issu et/ou dans laquelle il vit. Néanmoins, pour être vivre une vraie autonomie, l’individu doit accepter la responsabilité qui va avec ainsi que le respect de la dignité de l’autre. Sinon, cette autonomie se transforme en une attitude largement licencieuse.

(2) La médiacratie est la société de l’information, du spectacle et de l’exhibition en continu sorte de médiapolis extravertie. Son fonctionnement aboutie à une sur-désinformation et à un déculturation du citoyen.

 

 

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