vendredi 10 mai 2019

Européennes 2020. Pour le Président du Conseil européen, «La démocratie libérale doit aussi montrer ses muscles»

Donald Tusk
Donald Tusk, l’ancien premier ministre centriste de la Pologne et actuel Président du Conseil européen (instance qui regroupe tous les chefs d’Etat des pays membre de l’Union européenne) depuis 2014, affirme, dans un entretien au quotidien polonais Gazeta Wyborcza reproduit dans Le Monde que l’avenir de l’Europe ne l’inquiète pas si les Européens ne baissent pas les bras face aux difficultés et aux adversaires de la démocratie libérale.
Selon lui, si «L’essence même de l’européanité fonctionne bien» il faut néanmoins que, face à ses ennemis, «La démocratie libérale doit aussi montrer ses muscles».

Extraits de l’entretien:

- En décembre 2014, lorsque vous avez pris la tête du Conseil européen, vous avez déclaré que l’histoire était de retour en Europe. N’avez-vous pas l’impression au bout de cinq ans que l’histoire a rattrapé l’Europe?
Le temps de l’illusion optimiste est assurément révolu. C’est douloureux pour les Polonais, car nous rêvions depuis longtemps de rejoindre l’Union européenne. Après 2004, beaucoup croyaient que ce serait la fin heureuse de notre histoire. L’Occident politique était censé être la fin des mésaventures qui nous ont toujours accompagnés. Un endroit où la stabilité et la prévisibilité nous seraient données. Ces dernières années, l’Europe a été confrontée à des défis considérables. Cependant, je ne suis pas fataliste. Le retour de l’histoire, le retour d’une politique dure, ne signifie pas nécessairement quelque chose de mauvais pour l’Europe. L’accélération de l’histoire nous inquiète, mais elle ne doit pas nous paralyser. Après tout, ce n’est rien de nouveau.
- Vous êtes l’un des rares politiciens en Europe à prétendre que le Brexit peut encore être évité. Sur quoi fondez-vous votre optimisme?
Hannah Arendt a dit qu’en politique et dans l’histoire, les choses ne deviennent irréversibles que lorsque les gens les considèrent comme telles. Parce qu’elles ne sont pas irréversibles par elles-mêmes. Après le référendum britannique de 2016, je pensais que si nous considérions l’affaire comme close, ce serait fini. Aujourd’hui, à mon avis, nous avons 20 à 30 % de chances qu’il n’y ait pas de Brexit. C’est beaucoup. Mois après mois, il devient de plus en plus clair que la sortie du Royaume-Uni de l’UE sera complètement différente de l’idée que s’en faisaient ceux qui ont promu le Brexit. Je ne vois aucune raison de capituler, même si nous répétons qu’un référendum est l’expression de la volonté du peuple et que la volonté du peuple doit être respectée. Ma tâche principale est de veiller à ce que l’Union fasse preuve de patience, malgré les émotions négatives ressenties dans de nombreuses régions du continent. J’entends presque tous les jours : laissez-les partir. Je dis à mes collègues d’attendre encore un peu. L’irritation et la fatigue sont compréhensibles, mais les enjeux sont trop élevés.
- Les enthousiastes de l’Europe veulent-ils vraiment approfondir l’intégration de l’UE?
Il faut renoncer à l’alternative: fédéralisme ou désintégration. Il faut réfléchir à ce qui doit être amélioré. Par exemple, nous avons réussi à faire évoluer positivement la philosophie sur les frontières de l’Europe. Dans de nombreux endroits, la crise migratoire a agité les démons, donné de l’oxygène à des formes politiques répugnantes, provoqué xénophobie et nationalisme. Mais d’un autre côté, elle a amené les Européens à considérer l’Union comme une communauté qui a besoin d’une frontière extérieure. Depuis le début de la crise, j’ai souligné que la politique migratoire de l’Union ne doit pas dépendre de notre impuissance. Il n’y a pas de politique migratoire s’il n’y a pas de frontière. La politique migratoire consiste à surveiller la frontière et à contrôler ceux qui veulent la franchir, et à décider qui peut y entrer et qui ne le peut pas.
Il ne s’agit pas de faire de l’Europe une forteresse, mais de ne pas ériger l’impuissance en vertu. Une politique de portes ouvertes ne peut être justifiée par le simple fait que nous ne pouvons pas arrêter l’immigration clandestine. Quand il y avait des voix, par exemple à Berlin, qui disaient que cette vague était trop grosse pour l’arrêter, j’ai dit que c’était exactement le contraire, qu’elle était trop grande pour ne pas l’arrêter.
C’est l’un des dilemmes les plus graves auxquels l’Europe soit confrontée: comment mener une politique responsable et rigoureuse en matière de sécurité et de frontières, comment garantir un sentiment de sécurité et d’ordre, mais sans mettre en péril des valeurs européennes essentielles telles que la liberté, la tolérance et l’ouverture? Si les démocraties libérales ne peuvent pas garantir que les citoyens de l’Union se sentent en sécurité, elles perdront et donneront gratuitement le pouvoir à ceux qui s’opposent à la liberté par la sécurité.
- L’esprit de l’Europe est-il toujours vivant?
J’ai vu les réactions des Européens à l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Dans ces moments-là, nous avons le sentiment de savoir au fond de nous-mêmes pourquoi nous sommes Européens. C’est pourquoi, sans sous-estimer le drame, je reste optimiste. L’essence même de l’européanité fonctionne bien. Je ne suis pas inquiet.
- Angela Merkel a dit que l’Europe ne pouvait plus compter sur les Etats-Unis. Qu’en pensez-vous?
Je suis catégoriquement opposé à la thèse, dont j’entends souvent parler, selon laquelle l’Europe devrait renforcer son identité et développer des instruments communautaires dans le domaine de la politique étrangère ou de défense, car nous devons nous confronter aux Etats-Unis. Il n’y a pas de symétrie entre la Russie et la Chine et l’Amérique!
Dans les relations entre l’Europe et les Etats-Unis, seul le président américain a changé. Il a une perspective différente sur le rôle de l’UE. C’est dur. Mais ce n’est pas parce que l’approche de Washington est en train de changer que l’Europe doit changer sa politique. Il faut maintenir la communauté transatlantique. L’Atlantique n’a ici qu’une signification symbolique, car sur le plan géopolitique l’Union trouve une langue commune non seulement avec les Etats-Unis, malgré ces problèmes passagers, et le Canada, mais également avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon et la Corée du Sud. Il n’y a jamais eu d’identité géopolitique commune d’une portée aussi grande qu’aujourd’hui, malgré quelques corrections surprenantes apportées à la stratégie de Washington.
Tout le monde n’est pas obligé d’être fan de Donald Trump, mais cela ne doit pas nous amener à remettre en question l’Occident comme phénomène de culture politique au cœur duquel se trouvent les libertés et les droits de l’homme. L’UE ne défendra pas ces valeurs à elle seule à l’échelle mondiale.
Les troupes de Trump et de Poutine tentent de semer la confusion en Europe, surtout en ce moment, avant les élections au Parlement européen. Steve Bannon, ancien conseiller de Trump, organise une conférence populiste internationale...
L’Europe tomberait-elle à genoux, les mains en l’air, parce que M. Bannon fait le tour des capitales et organise des mini-forums internationaux? C’est une blague! Nous avons des problèmes, résolvons-les, défendons-nous, mais ne succombons pas au défaitisme.
- Le président français a récemment déclaré que les pays qui ne font pas preuve de solidarité à l’égard des réfugiés devraient être exclus de l’espace Schengen.
J’apprécie beaucoup les appels au respect des principes que nous nous sommes imposés dans l’Union. Mais commençons par la France et l’Allemagne… Par le passé, de nombreux grands pays ont enfreint les normes du droit communautaire.
Je ne suis pas d’accord avec la thèse selon laquelle la Pologne pourrait être exclue de l’espace Schengen, car elle n’accepte pas la redistribution des réfugiés dans l’Union (…). Le respect des principes de la zone implique également un contrôle efficace des frontières et l’arrêt de l’immigration clandestine. Nous ne pouvons pas expulser des Etats de Schengen simplement parce que quelqu’un ne permet pas aux migrants illégaux d’entrer sur son territoire. Des solutions communes doivent être recherchées pour que la zone continue d’exister.
- La Hongrie devient-elle un cheval de Troie pour la Russie et la Chine dans l’UE?
Je ne suis pas du genre à prédire les catastrophes. Cependant, c’est là le cœur du problème. L’infiltration progressive affecte l’ensemble de l’Union, et pas seulement les Balkans. Elle est menée par la Russie, la Chine, la Turquie et les pays arabes riches. Ce n’est pas seulement les affaires ou l’Internet. Ce sont des idées.
En conséquence, un certain modèle politique émerge sur la scène européenne. Si quelqu’un est pour le Brexit, il aime probablement Kaczynski, il pense chaleureusement à Salvini, il n’est pas irrité par Orban, il comprend Poutine, et les Ukrainiens l’énervent, car ils attendent toujours quelque chose de l’Europe. Il reconnaît qu’Erdogan n’est pas si mauvais, bien qu’il soit musulman. Il n’a rien contre la coopération avec la Turquie ou l’Arabie saoudite. Il veut faire des affaires avec la Chine. Il répète les formules du crépuscule de la démocratie libérale et adore fanatiquement la nouvelle philosophie américaine.
Tous les jours, je rencontre des politiciens qui font ces liens. Parfois, ce sont des dirigeants de petits partis radicaux, parfois des dirigeants de pays européens. Ils sont également unis par la satisfaction à peine cachée que l’Union, en tant que communauté politique, a un problème.
- Comment ces politiciens devraient-ils être traités?
Ces politiciens gagnent des élections pour certaines raisons. Nous pouvons les affronter dans les débats, les battre dans les campagnes et lutter contre les fake news. Cependant, le problème est en nous, nous avons des peurs, des doutes et des irritations. Dans l’Europe d’aujourd’hui, la synthèse de ce qui est négatif autour de nous est devenue étonnamment facile et attrayante. Elle ne trouve pas de résonance seulement dans leur camp politique.
Il faut commencer à comprendre les peurs humaines. Nous n’avons pas raison seulement parce que nous avons raison. Notre raison doit répondre aux besoins des gens. Dérouler des platitudes ne suffit pas. Dans la phase la plus aiguë de la crise migratoire, il s’est avéré que les opinions de nombreuses personnes étaient façonnées par la peur de ce qui est étranger et incompréhensible. Cela ne veut pas dire que les gens sont automatiquement devenus populistes. De nombreux jeunes Polonais, Français et Belges me disent qu’ils sont toujours prêts à voter pour des partis démocratiques libéraux. Cependant, si nous leur parlons de ces problèmes pendant plus longtemps, nous pouvons constater qu’ils ressentent aussi des émotions négatives. Nous ne savons pas quelle voie ils choisiront.
Le plus grave, c’est que les partis du centre s’affaiblissent, parce qu’ils sont de plus en plus à côté des émotions des gens. Ils perdent leurs réflexes, leur sens des responsabilités et leur combativité. La démocratie libérale, outre ses valeurs, doit aussi montrer ses muscles.


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